Christiane Lambert :

«Covid, guerre, climat: on a eu le mandat de tous les extrêmes»

Agricultrice au plus profond de sa chair, Christiane Lambert défend avec caractère et passion les intérêts des agriculteurs. Un combat à la tête de la FNSEA dans un premier temps, qu’elle mène désormais à l’Europe en sa qualité de présidente du Copa. Retour, sans langue de bois, sur une législature européenne marquée du sceau de tous les dangers.

Propos recueillis par Ronald Pirlot

Photo ©Télé5Monde

Pleinchamp : quel bilan tirez-vous de la politique agricole menée au cours de cette législature?

Christiane Lambert: «Les élections de 2019 ont vu émerger une poussée des Verts et des extrêmes. Ce qui a donné un Parlement très éclaté. Et donc une vraie nécessité, plus qu’auparavant, de travailler pour trouver des consensus avec des positions qui se sont révélées plus radicales.

De la Présidence von der Leyen, on retiendra le Green Deal ainsi que, dans une moindre mesure, le travail sur les données digitales et le dossier décarbonation. Un mandat indéniablement très perturbé par le Covid, la guerre en Ukraine et puis les événements climatiques (sécheresses, gel historique, inondations…). On a eu le mandat de tous les extrêmes!

PC : Trois événements majeurs qui ont rebattu les cartes…

CL : Avec le Covid, l’alimentation est enfin apparue comme essentielle ; avec la guerre en Ukraine, elle est apparue stratégique car Poutine, avec l’Ukraine, aura 30% du blé mondial dans sa main, deviendra le grenier du monde et mettra tous les pays à genou ; avec les changements climatiques, l’alimentation est apparue vulnérable.

Un secteur qui est à la fois essentielle, stratégique et vulnérable mérite une considération et une politique unique. Dire qu’on va donner des leçons et être le phare vert du monde, puis devoir importer car nous produirons 20% en moins constitue une belle hypocrisie. Tout ça sans étude d’impact ! Ce qui nous a poussé, au Copa, à prendre à notre charge l’étude d’impact sur le bien-être animal. Sans quoi on courait à une catastrophe. Ça a fait prendre conscience à von der Leyen qu’il fallait prendre son temps.

«La mobilisation a traduit le ras-le-bol de ne pas être entendus»

PC: Ralentir ce que vous appellez une frénésie règlementaire, c’était l’un des mots d’ordre de la grogne agricole de ce début d’année. Comment avez-vous appréhendé cette mobilisation?  

CL : C’est impressionnant la façon dont ça s’est passé. Aux Pays-Bas et en Irlande d’abord, puis l’Allemagne, la France, puis la Belgique, la République Tchèque, l’Espagne et l’Italie… Ces pays ont dit : avec la sécheresse et les exigences de la PAC comme si le climat était normal, on ne s’en sort pas. Et puis il y avait un sentiment de déclassement. On ne nous considère pas, on ne nous écoute pas… On en a marre, il faut qu’on le dise».

PC : Et la prise de conscience que l’opinion est derrière les agriculteurs…

CL : «Ça s’est vérifié aux Pays-Bas avec l’émergence du parti BBB (BoerBurgerBeweging). En France, 90% de l’opinion comprenait le désarroi des agriculteurs parce qu’on leur en demande beaucoup trop. Il y a effectivement eu un soutien de la population. La classe dirigeante a pris peur. Ursula von der Leyen a bien senti le vent venir. Là où Sinkevicius (Commissaire européen à l’Environnement) refusait d’obtempérer et Timmermans (Commissaire européen en charge du Green Deal) en a trop fait, von der Leyen a repris le lied dès septembre dernier, pour dire: «c’est bon, c’est moi qui décide. Je dépolarise le débat agriculture vs environnement, et j’ouvre un dialogue stratégique sur l’agriculture». Ça veut dire qu’elle a plus de sens politique que les deux autres».

«Le dialogue stratégique est tardif»

PC : Qu’attendez-vous de ce dialogue stratégique sur l’agriculture?

CL : «Depuis le 25 janvier, nous avons déjà eu 15 réunions. Malheureusement, nous ne sommes que 5 représentants d’agriculteurs sur 27! C’est quand même peu pour parler de l’avenir de l’agriculture. Sans compter que tous les débats se font en anglais, ce qui avantage les directeurs de Birdlife, WWF et autres organisations dont le métier est d’être lobbyistes à Bruxelles. Cela ne nous empêche, au Copa-Cogeca, d’être très proactifs. Au sein des quatre groupes créés, il y a de l’écoute, du respect. Là, on arrive dans le dur avec le choix des orientations futures. Pour nous, une priorité: la souveraineté alimentaire. C’est un travail titanesque. Mais on avance. Malheureusement, ça arrive en fin de parcours… et pas au début!

PC : Et pourtant, on reproche aux agriculteurs d’avoir voulu torpiller le Green Deal?

CL : «On a juste ramené du réalisme dans la mise en œuvre des BCAE. Par exemple on imposait aux agriculteurs de garder leurs prairies… alors qu’on fait tout pour que les gens mangent moins de viande rouge, notamment parce que l’Europe ne veut plus en faire la promotion. On en fait quoi de nos prairies! Ce n’est pas nous, les humains, qui allons manger l’herbe!»

De l’importance d’une unicité syndicale

PC : On dit souvent qu’il y a autant d’agricultures que d’agriculteurs. N’est-ce pas un peu schizophrénique d’être représentatif de cette diversité à un niveau européen?

CL : «(rires) Je peux vous dire que c’est compliqué, oui! Mais il y a des dénominateurs communs entre tous les agriculteurs: on est chef d’entreprise, on risque nos propres deniers, on investit, on travaille avec le vivant, on produit l’alimentation, on a une responsabilité environnementale supérieure à certains autres secteurs d’activités, on a une politique agricole commune… Et l’on sait que pour se défendre politiquement, il faut mieux être unis autour de ce qui nous rassemble que par rapport à ce qui nous différencie. C’est clair qu’au Copa, quand on est 95 autour de la table à parler 7 langues, il faut savoir écouter les contingences des uns et des autres. Mais on reste agriculteurs animés par la même envie d’entreprendre, la fierté de nourrir et d’occuper l’espace intelligemment. Il faut rester responsable et solidaire. La force du syndicalisme, c’est de rester uni. D’ailleurs, beaucoup d’agriculteurs, sur les réseaux sociaux, disent qu’on ferait mieux de travailler ensemble et de nous entendre car on n’est déjà pas nombreux. Parfois, c’est difficile. Et certains partis politiques aiment exciter les tensions pour mieux nous diviser. Mais pour peser, il faut l’unité!

«L’enjeu majeur: le renouvellement des générations»

PC : La question du revenu était au-devant de la scène lors de la mobilisation agricole… Visiblement, l’option prônée va vers un observatoire des prix plutôt qu’une transposition de la loi Egalim que vous connaissez bien. Qu’en pensez-vous?

CL : «J’ai quand même senti David Clarinval très intéressé parce qui s’est passé en France, Espagne ou Croatie, où la directive de lutte contre les pratiques déloyales s’est traduite par des lois «alimentation». Ce qu’il prône, de même que le Commissaire, c’est un observatoire européen des prix pour plus de transparence, notamment par rapport aux marges captées par les distributeurs. Il faut encadrer les pratiques scandaleuses de négociations transfrontalières avec des centrales d’achat qui contournent les lois nationales en s’implantant de l’autre côté de la frontière. Il y a vraiment une volonté de relancer le débat «chaîne alimentaire» dans le chef de la Présidence belge, qui s’est montré très courageuse, comprenant qu’il faut défendre les agriculteurs. Sans quoi, qui va produire à l’avenir… alors que 40% des agriculteurs européens vont prendre leur retraite dans les 10 prochaines années? Qui sera agriculteur demain s’il n’y a pas de considération et des revenus faibles ou trop aléatoires? Mais pour en revenir aux Belges, ils ont fait du bon boulot avec la simplification administrative, l’approche raisonnable sur la Loi sur la restauration de la nature, les NTG (nouvelles techniques génomiques)…».

PC : Le défi majeur, pour les années à venir, c’est le renouvellement des agriculteurs ?

CL : Clairement. Il y a le défi climatique pour tout le monde bien évidemment, mais il y a l’enjeu du renouvellement qui est prégnant dans tous les pays. Qui sera agriculteur demain ? D’où l’importance du transfert du foncier. En France, il y a des Safers qui permettent de réorienter le foncier vers des jeunes à l’installation. Récemment en Normandie, une exploitation de 350ha à céder, était convoitée par un agriculteur possédant déjà 800ha. La Safer est intervenue et qui a permis à 5 jeunes de s’installer. C’est possible, mais il faut une régulation face à une loi du marché qui sera toujours celle du plus offrant. Nous avons plus besoin de voisins que d’hectares».

«Timmermans porte la responsabilité du recul du Green Deal»

Christiane Lambert n’est pas tendre avec l’ancien Vice-président et Commissaire en charge du Green Deal, le socialiste néerlandais Frans Timmermans. «L’échec du Green Deal tel qu’il est présenté par les ONG, c’est le résultat de la méthode Timmermans : avancer coûte que coûte sans consulter les acteurs de terrain».

«Dès son élection à la Présidence, Ursula von der Leyen (PPE) a fait le choix, poussée par les Verts et l’émergence de la problématique environnementale, de lancer le Green Deal, en donnant quasi les pleins pouvoir à Frans Timmermans pour en assurer la mise en œuvre. Ce dernier a directement mis une forte pression. Il voulait même, à l’époque, que la PAC soit au service du Green Deal! Nous avons bataillé pour qu’elle reste telle que prévue. Même après le Covid et la prise de conscience de l’importance de la souveraineté alimentaire, Timmermans a voulu continuer, coûte que coûte, la mise en œuvre de la centaine de textes du Green Deal. Ce qui a donné un tsunami règlementaire. L’échec du Green Deal tel qu’il est présenté aujourd’hui et dont se désolent les ONG, c’est le résultat de la méthode Timmermans, descendante, autocratique. Moi, il a refusé de me recevoir en tête-à-tête. Il a juste dit qu’il accepterait de me rencontrer… lorsque je dirais la même chose que lui. Si c’est sa conception du dialogue social et de la démocratie!»

«Rarement un Commissaire a été autant décrié»

«Rarement un Commissaire a été autant décrié quant à sa méthode de travail. Son cabinet envoyait carrément les notes aux ONG. C’est du jamais vu ! Toujours est-il que sa méthode a braqué tout le monde. Il a voulu nous faire gravir 20 marches de progrès d’un coup, au galop, sans étude d’impact socio-économique, sans étude de faisabilité. Que ce soit faisable ou pas, que ça engendre moins de production, il s’en foutait. Une méthode déplorable. Ce que nous, au Copa-Cogeca, n’avons eu de cesse de dénoncer. Du coup, les ONG nous ont cornérisés et n’ont pas arrêté de nous présenter comme des affreux conservateurs et comme lobby de l’agro-business. Moi, je n’ai pas une tête d’agro-business. On a 138ha et on travaille à 4 sur la ferme. 

Toujours est-il que les agriculteurs se sont sentis infantilisés, humiliés… Ils ont dit stop… et ça a explosé. Résultat aujourd’hui? Les Ecolos ne sont pas contents parce qu’on redescend de 10 marches. Et les agriculteurs ne sont pas contents parce qu’il y a quand même les 10 à gravir. Donc ça n’a fait que des mécontents. Et pour rattraper ça, il va falloir des années».

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