Traînée de poudre de lait…

européen en Afrique de l’ouest

Le lait, ses propriétés nutritives et son goût unique sont l’objet de spéculations depuis bien longtemps. Avant la fin des quotas laitiers en avril 2015, le secteur laitier avait déjà traversé une crise en 2009, les prix atteignant des niveaux historiquement bas de 30 centimes par litre. Déjà à cette époque, plus de 60% de la production filait à l’exportation… sous forme de poudre aux yeux pour les éleveurs.

Anne-Laure Michiels

« Traînée de poudre… de lait », un documentaire de la RTBF diffusé jeudi dernier, s’intéressait à la production laitière belge (et européenne par extension) mais surtout à ses débouchés. La production dans nos régions est excédentaire, ce n’est un secret pour personne. « On ne produit pas moins et il y a moins de demande. Les consommateurs ont changé leur manière d’acheter et de consommer » avance Marc De Bock, conseiller chez Milcobel, la plus grande laiterie belge. La surproduction de lait entraînée par la fin des quotas laitiers a également entraîné l’accroissement de l’influence de l’offre et de la demande sur le prix de l’or blanc. Si bien qu’aujourd’hui, les producteurs laitiers voient le prix de leur production déterminé à 80% par l’exportation dénonce Erwin Schöpges, producteur laitier passionné à la retraite, fervent activiste de la cause laitière et Président de Fairebel. Et de poursuivre : « Je suis fâché sur les laiteries. On est en route vers une autre crise comme celle de 2009. Que font les laiteries avec le lait? De la poudre pour l’exportation! Et où est le retour de la plus-value pour les producteurs? ».

La solution de la poudre

En déambulant dans les allées de supermarchés, on ne peut que constater que le prix du beurre a récemment explosé. Les industriels qui le produisent extraient du lait les matières grasses nécessaires à la production de celui-ci pour finalement se retrouver avec un résidu du lait, appauvri de toutes les bonnes choses – la vitamine D, entre autres – qu’on y retrouve à l’origine. Les grands groupes ont trouvé la parade pour ne pas jeter ce ‘résidu’ et faire grimper leurs bénéfices… la poudre! Parfois vendue par les laiteries à des traders, la poudre est réengraissée, la plupart du temps à l’huile de palme, parfois à l’huile de coco pour être revendue et exportée massivement en Afrique de l’ouest notamment. En 2022, les pays de l’Union Européenne ont exporté 166.000 tonnes de poudre de lait au Sénégal. Les plus grands exportateurs : l’Irlande suivie par la Pologne. La Belgique, quant à elle, a exporté à elle seule 1470 tonnes de poudre. Jetée aux yeux des producteurs laitiers, cette poudre fait les belles affaires des laiteries qui repartent avec le beurre, l’argent du beurre ET de la poudre, et toujours plus souvent avec le sourire de la crémière et son agriculteur de fournisseur.

La double peine

Et ce n’est pas seulement le sourire de l’éleveur belge ou européen qui est aux abonnés absents, le sourire des paysans africains est aussi en berne. Aujourd’hui au Sénégal, 90% du lait consommé est du lait importé en poudre et réengraissé, explique un commerçant sénégalais de denrées alimentaires en gros, interrogé par les journalistes de la RTBF. Ce lait réengraissé est moins cher que le lait produit localement par les éleveurs sénégalais. Famara Sarr, Directeur du Ministère de l’élevage du Sénégal, explique qu’en 2022, la production de lait sénégalais s’élevait à 680 millions de litres, soit 47% de la demande des consommateurs locaux. La poudre de lait européenne à bas prix qui inonde le marché sénégalais exerce une concurrence déloyale pour les producteurs locaux, dont le lait est jusqu’à 30% plus cher que le lait importé. Retour en Belgique, où les laiteries s’engraissent au même titre que la poudre et où les producteurs laitiers ne voient pas la couleur de la plus-value de la poudre commercialisée hors Europe. Pierre-Antoine De Boel est producteur laitier à Willerzie dans la province de Namur. Aujourd’hui, pour pouvoir assumer ses coûts de production, son lait devrait lui être rémunéré à 40 centimes du litres. « Et ça, c’est sans vraiment pouvoir se dégager un salaire. On n’a pas 6 ou 7€/heure avec ces rentrées en comptant nos heures » déplore l’éleveur. Personne ne sera dès lors surpris d’apprendre que des études européennes démontrent que le taux de suicide dans le monde agricole est plus élevé que dans les autres professions, et encore plus élevé chez les producteurs laitiers…

Europe et PAC schizophrènes

Green Deal, éco-régimes, mesures agro-environnementales et climatiques, bonnes conditions agricoles et environnementales, … à l’heure où l’Union Européenne (UE) et la PAC veulent laver plus vert que vert, les ambitions expansionnistes européennes ont-elles réellement encore du sens? Les producteurs, d’ici se retrouvent pressés comme des citrons pour produire plus sain et plus vert avec moins de moyens qu’avant tandis que ceux d’ailleurs, se retrouvent dans un goulot d’étranglement. Par ailleurs, produire en Europe pour une rémunération ridiculement basse ne va que démotiver davantage les jeunes à poursuivre l’activité familiale. Avec l’âge moyen des agriculteurs en Belgique (56 ans) et le manque criant de repreneurs, les cheptels vont presque inévitablement voir leur taille augmenter pour pouvoir continuer à satisfaire l’ogre de marché.

La stratégie européenne ‘Farm to Fork’, en français ‘De la Ferme à la Fourchette’, qui vise à tendre vers « un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement » aurait-elle oublié d’intégrer dans son équation la préservation du modèle agricole familial, indispensable pour sa réussite ? La dimension ‘équitable’ de l’équation semble être passée aux oubliettes, tant pour les producteurs européens qui voient leur lait rémunéré à bas prix que pour les producteurs africains qui se voient ensevelis sous la poudre de lait européenne, sous couvert de mondialisation et de libéralisme à tout-va. N’oublions pas non plus la dimension ‘saine’ de l’équation, qui fait ingurgiter à des millions d’africains du lait réengraissé à la matière grasse végétale, dépourvu de toutes ses qualités nutritives initiales, si ce n’est un peu de lactosérum. Quant au respect de l’environnement, les kilomètres parcourus hors Europe par les denrées exportées et qui auraient pu être produites localement, ne comptent visiblement pas.

La situation n’serait-elle pas un tant soit peu ironique dès le moment où l’on applique le principe du ‘fais ce que je dis mais pas ce que je fais’? « Cette poudre de lait réengraissée, c’est l’image d’une mondialisation absurde dans un verre de faux lait. »

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